CHAPITRE
V
MARMAT TCHALÉ
Le jour vient où nous révélerons au monde l’étendue de nos secrets, où nous lui apprendrons notre histoire cachée, où nous le guiderons vers la voie que nous avons patiemment tracée au travers des siècles. Ce jour-là, l’humanité goûtera le feu froid de l’Anguil, le dragon d’écaillé et de plumes venu du néant pour nous ramener dans le sein du néant. Ce jour-là, la matière s’effondrera sur elle-même, car l’univers des formes ne repose que sur les fondations humaines. Ce jour-là, le grand rêve entretenu par le désir et la souffrance s’estompera enfin, le Vide entamera son règne glacé, stérile, le Silence s’étendra comme une aile infinie et engloutira les ultimes grains de matière. Ainsi débarrassés de la fureur humaine et de ses illusions, nous recevrons la dissolution dernière, nous retournerons à l’inexistence primordiale promise par l’Anguil, au froid éternel.
L’Anguil est plus ancien que la plus ancienne pensée, plus ancien que le premier monde. Les griots célestes croyaient l’avoir vaincu à l’issue des Grandes Guerres de la Dispersion, mais ils ne sont pas les seuls à utiliser l’énergie de la Chaldria. Le dragon dompte le temps, envahit l’espace, tend sa queue, sort ses griffes, ouvre son bec immense pour nous dévorer tous. Je vous le dis en vérité, il n’est pas destin plus glorieux que de brûler dans le froid de l’Anguil. Cependant, nous ne connaîtrons pas l’effacement suprême si nous n’exterminons pas les griots, ces propagateurs de la malédiction humaine. Je vous exhorte, frères, à prendre maintenant tous les risques, à vous abattre sur les visiteurs célestes sans leur laisser la moindre chance de s’enfuir sur les flots de la Chaldria.
Le sermon du dragon, verset premier,
Le Livre clandestin de l’Anguil,
Jezomine.
La puanteur de ses rejets rendait irrespirable l’air du nid transparent où les hommes avaient à nouveau enfermé Qui-vient-du-bruit. La douleur qui montait du milieu de son corps dominait les autres rumeurs.
Pris de fringale, il avait englouti bien plus de nourriture qu’il ne pouvait en contenir. Il en avait régurgité une grande partie, s’était étendu sur le sol dur et froid, mais l’amertume et l’inquiétude l’avaient empêché de plonger dans l’oubli du sommeil.
Les images s’étaient bousculées sous son crâne. Sphères musiciennes au-dessus du Mitwan. Jeux et courses entre les spirales de sable. Corps inerte de Danseur-dans-la-tempête. Chasse aux tritrilles. Étreintes fascinantes dans la douceur du nid. Ronde de visages de l’autre côté de la matière transparente. Rideaux de poussière éphémères soulevés par le chizz. Apparition de silhouettes humaines et animales dans l’obscurité de Froid qui tombe.
Cerné par les faiseurs de bruit, il avait bondi sur l’homme aux vêtements brillants, lui avait enfoncé ses crocs dans la gorge et arraché la moitié du cou avant d’être emberlificoté dans une curieuse peau aux fils souples et coupants. Ses ruades n’avaient servi à rien, sinon à resserrer les liens qui le comprimaient. Les hommes lui avaient ensuite desserré les mâchoires et versé un peu d’eau dans la bouche, puis ils l’avaient installé en travers sur l’échine d’un grand animal et s’étaient remis en chemin sans attendre le lever de Source de vie d’en haut. L’un d’eux, qui semblait le plus important – le chant de sa forme résonnait plus fort que ceux de ses compagnons –, était venu l’observer à plusieurs reprises tandis qu’ils se dirigeaient vers une grande oasis éclairée par des flammes. Là, on l’avait poussé dans une cage et débarrassé de la peau aux fils souples et coupants. A travers les barreaux, l’homme important lui avait tendu un récipient empli d’eau fraîche. Il en avait bu le contenu avec avidité, puis, embrasé par un feu intérieur, il s’était jeté de tout son poids sur les montants. L’homme important s’était reculé avec la vivacité effrayée d’un rampant de sable. La matière, aussi dure que la roche, n’avait pas cédé. Blessé, meurtri, Qui-vient-du-bruit avait compris qu’il ne parviendrait pas à s’échapper, que ses geôliers tenaient désormais son avenir entre leurs mains, et il avait résolu de se laisser mourir.
Ils avaient hissé la cage sur un véhicule traîné par plusieurs animaux, atteint la rive d’une nappe étirée au bout de plusieurs cycles de marche, puis ils étaient montés dans une construction flottante qui les avait déposés au pied de l’enceinte du grand nid des hommes.
Qui-vient-du-bruit avait refusé de boire et de manger jusqu’à ce qu’on le libère du nid transparent et qu’on l’emmène dans ces étranges grottes illuminées où rôdaient des rumeurs hostiles. Des formes très dures avaient traversé son enveloppe comme les piquants d’un tritrille. Elles n’avaient provoqué aucune blessure, aucun écoulement du flux de vie, mais elles l’avaient meurtri Profondément dans sa chair. Il décelait de la curiosité, du dégoût et de la peur dans les capteurs à lumière des faiseurs de bruit. Il avait failli se précipiter sur eux et déchirer leurs étranges peaux colorées. Il n’aurait pas pu les vaincre tous – ils étaient plus nombreux que les grains lumineux de matière dans l’espace –, mais ils soufflaient sur son feu intérieur et l’entraînaient dans des accès de rage terribles et inutiles. Il comprenait pourquoi les sphères volantes avaient exterminé les enfants du Tout : leurs sons contenaient toute la dureté, toute la souffrance des hommes. Affolé par les odeurs, il avait oublié ses résolutions et s’était jeté sur la nourriture avec une férocité décuplée par les cycles de privation. Ni les expulsions intempestives de ses restes puants ni les écoulements répétés par son appendice mâle n’avaient réussi à le soulager. Il croupissait maintenant dans le nid transparent, vautré dans ses rejets, aussi faible qu’une proie vidée de son flux de vie.
Un léger courant d’air et la sensation d’un mouvement le tirèrent de sa torpeur. Des silhouettes en partie éclairées se pressaient tout autour du nid transparent. Il ressentit aussitôt leur agressivité et devina qu’elles étaient venues dans l’intention de le tuer. La lumière des flammes se réfléchissait par intermittence sur les griffes longues et luisantes qui jaillissaient de leurs mains.
L’instinct de survie de Qui-vient-du-bruit reprit le dessus, il oublia la douleur du milieu de son corps et se releva. La matière transparente se soulevait par à-coups, hissée par trois hommes arc-boutés sur une corde quelques pas plus loin, elle-même enroulée autour d’un cercle suspendu et reliée au sommet du nid par un système complexe d’anneaux et de crochets.
Qui-vient-du-bruit reconnut quelques-uns des faiseurs de bruit qui avaient assisté à son repas. Certains d’entre eux portaient sur la tête de hautes touffes de poils dorés ornées de pierres brillantes et d’objets étranges. Les poitrines de ceux-là étaient volumineuses et molles, comme gonflées d’air ou d’eau. Il ne comprenait pas leur langage, ces sons aigus qui mutilaient le silence et qui, visiblement, le prenaient pour cible, mais il décelait du mépris et de la colère dans leurs expressions et leurs gestes.
Leur attitude lui faisait oublier sa résignation, sa faiblesse, lui redonnait l’envie de se battre. Il observa la meute de ses agresseurs lorsque le bas du nid s’éleva au-dessus de sa face. Il ne vit aucune brèche dans leurs rangs serrés. Alors, il choisit sa proie et attendit le moment propice pour passer à l’attaque.
Le griot s’avança sur la scène et tira des plis de son vêtement un instrument de musique de la taille d’un œuf de grande gravelle du Mitwan. La caisse de résonance, ovale, n’était pas faite de métal, ni de bois, ni de pierre, mais d’une matière claire, sillonnée de veines noires et phosphorescente par endroits. Si des cordes tendues brillaient au-dessus de la partie creuse, on ne distinguait pas de manche ni de clef, ni aucune autre pièce caractéristique des instruments ordinaires. Le griot le plaça dans ses paumes jointes, à hauteur de sa poitrine, et posa les extrémités de ses pouces sur deux des cordes. L’acoustique était telle, dans la grande salle des spectacles du palais, que les froissements de ses vêtements résonnaient avec une netteté insolite, presque dérangeante.
Les visages poudrés et maquillés se tournaient tantôt vers la scène, tantôt vers le balcon où le souverain et son épouse s’étaient installés quelques instants plus tôt. Les parures du couple royal, couleurs bleues, dentelles blanches, broderies dorées, contrastaient violemment avec les tenues entièrement noires de la dizaine d’angailleurs qui les escortaient. Des vagues de chuchotements couraient d’une loge à l’autre, d’une travée à l’autre, poussées par une imperceptible brise. Les commentaires allaient bon train sur la santé du souverain des Nues, qu’on trouvait vieilli, amoindri, depuis sa dernière apparition en public. Aucun des cinq mille permanents de la Cour n’aurait voulu manquer le spectacle, quel que fût son rang. Les maîtres du protocole les avaient répartis selon les règles d’une étiquette complexe que seuls pouvaient décrypter une poignée d’initiés. L’œil non averti voyait simplement que la famille royale occupait les loges surplombant les côtés de la scène, que les grands courtisans se serraient sur les balcons des niveaux supérieurs, que le corps des savants se pressait sur les premières rangées du parterre et enfin que les autres, la grande majorité, s’entassaient sur les sièges disponibles ou dans l’espace restreint du paradis. Un emplacement avait été réservé aux délégués royaux des cités « heures et des oasis, les seuls invités qui ne fussent pas mariés de la perle d’obédience.
Le griot s’avança sur le devant de la scène et promena ses yeux globuleux sur l’assistance. Son visage n’exprimait ni la compassion infinie ni l’exubérance communicative que lui prêtaient les légendes, mais c’était un conteur, un comédien, un homme qui portait la parole humaine de monde en monde, et il pouvait très bien dissimuler ses bonnes intentions et son immense bonté sous un masque de sévérité, à la façon des acteurs du théâtre traditionnel jezomini. Sa coiffure tronconique était aussi blanche que ses cheveux, sa barbe et la toge drapée sur l’épaule. Une cordelette serrait à la taille sa tunique bigarrée. L’ensemble soulignait le noir de sa peau, un noir profond qu’on ne connaissait pas sur Jezomine, pas même dans les oasis du cœur du Mitwan.
Les ongles de ses pouces pincèrent les cordes de son instrument. Les premières notes captivèrent instantanément le public. La musique du griot céleste n’avait rien à voir avec les compositions sophistiquées, symétriques, des maîtres sphéristes de Cour : insaisissable, déconcertante, elle s’insinuait dans le corps et l’esprit sans transiter par le sens de l’ouïe, elle plongeait les spectateurs dans un envoûtement qui ressemblait à de l’hypnose.
« Moi, Marmat Tchalé, du Cercle céleste des griots, je viens d’un monde lointain pour vous apporter la parole, frères Jezomine, je viens du fond des âges pour vous raconter l’histoire de la dispersion humaine dans la galaxie de la Voie lactée. »
Il ne chantait pas, du moins selon les règles chorales en vigueur à la Cour des Nues ; ses phrases, scandées par les modulations de sa voix, ressemblaient à des incantations.
« Je viens vous rappeler les principes fondamentaux qui gouvernèrent l’éparpillement des hommes dans l’espace, je viens relier les fils qui tissent l’étoffe humaine, oui, je suis le tisserand de l’âme humaine, le porteur de mots, le verbe qui résonne de monde en monde, je ravaude les accrocs de la trame, je comble les vides creusés par le temps, je déterre les racines, j’exhume le passé, j’embellis le présent et je ménage l’avenir, tel est mon devoir, tel est mon honneur, tel est mon bonheur. Moi, Marmat Tchalé, du Cercle céleste des griots, je suis venu sur Jezomine, septième planète du système de Jez, avec un esprit d’amour et de paix, je suis venu en ami, en frère, j’ai parcouru des distances qui défient l’imagination, à une vitesse qui transgresse les lois de la matière. Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis ma dernière visite, oh, bien des vides se sont creusés dans votre mémoire, oh, vous avez oublié les promesses que tinrent vos ancêtres à leur arrivée sur ce monde. Moi, Marmat Tchalé, je suis le guérisseur de mémoire, la voix de l’espace, je n’ai rien oublié, je revois vos ancêtres poser les premières pierres de leurs maisons sur les rives du fleuve Sherdi, j’entends leurs rires et leurs chants, je partage leur joie et leurs espoirs. Tant ils se montrent solidaires, attentifs aux désirs et aux besoins de chacun, tant ils s’attachent à faire de leur planète un berceau de douceur et d’abondance, un éclat splendide du nouveau rêve humain, que je n’ai pas besoin de parler, qu’il me suffit de rire, manger, chanter et danser avec eux. Ils n’étaient alors qu’une poignée, des hommes et des femmes qui avaient connu les jours difficiles, l’ère de la guerre, de la souffrance et de la misère, des hommes et des femmes qui avaient parfois abandonné leurs familles pour suivre la voie des astres, pour disséminer la vie humaine dans la Voie lactée, pour reconstruire ce qui avait été détruit. J’ai vu rouler les larmes de nostalgie sur leurs joues, j’ai entendu leurs sanglots dans le silence des nuits noires, oh, je sais ce qu’il leur en a coûté de partir sans espoir de retour, d’abandonner leurs vivants et leurs morts. Voici ce que furent vos ancêtres, frères de Jezomine, des pionniers admirables de courage et d’abnégation, des voyageurs poussés par les vents du renouveau, des migrants célestes... »
Une puissante émotion étreignait les confrères de Kehion Huggar répartis sur les trois premières rangées du parterre. Les larmes coulaient sur les joues de certains d’entre eux, d’autres dissimulaient leurs traits bouleversés sous l’éventail de leurs doigts.
La voix du griot résonnait en Kehion avec force, traversait son esprit et s’abîmait directement dans les tréfonds de sa mémoire cachée, pas vraiment la sienne d’ailleurs, une mémoire plus vaste qui renfermait d’autres êtres, d’autres lieux, d’autres époques. Il ne voyait ni n’entendait les ancêtres jezomini, mais il lui semblait percevoir leur présence, plonger dans un passé loin tain, s’insérer dans leur trame.
Kehion était allé examiner le garçon sauvage avant le chant du griot : le fils de Kaleh, la ressemblance était indéniable. Conforté dans ses convictions par sa conversation avec Helal Wehud, il se faisait fort d’obtenir des subsides royaux pour organiser une nouvelle expédition dans le Mitwan, capturer un skadje légendaire et, par la même occasion, réduire ses détracteurs au silence – dont cette serpique de Lajah Sanjefoz, à qui il se ferait un plaisir de rendre la monnaie de sa pièce. Il lui fallait cependant lever quelques incertitudes : le témoignage d’un oaseur était-il recevable à la Cour des Nues ? Réussirait-il à renverser la tendance et à revenir en grâce auprès du souverain Jezomine ? La disparition de Kaleh avait-elle un rapport avec la conspiration ourdie contre lui ?
Kehion avait tourné et retourné ces questions dans sa tête jusqu’à ce que retentissent les premières notes de l’instrument du visiteur céleste. Depuis, il se laissait porter par le torrent d’émotions gonflé chaque instant par les inflexions envoûtantes de la voix du griot.
« Moi, Marmat Tchalé, j’ai vu les hommes se multiplier sur ce monde, j’ai vu s’agrandir la Cité des Nues, j’ai vu se fonder les villes mineures, j’ai vu se créer la première oasis des bords du Mitwan, oh, j’ai vu s’élargir cette tache de verdure dans le désert, j’ai vu couler les sources, s’entrelacer dans le ciel les fumées des katwas, pousser les légumes, les buissons et les arbres fruitiers, s’ébranler les longues caravanes à travers dunes rouges, s’établir les comptoirs marchands, oui, j’ai vu ; jeter les bases d’une civilisation et j’ai su, oh, j’ai su combien ? les êtres humains pouvaient se montrer vaniteux, négligents, oublieux ! Mon cœur a saigné, mes yeux se sont brouillés de larmes, j’ai parlé, j’ai dit à vos ancêtres qu’ils s’éloignaient de leurs rêves, qu’ils n’entendaient plus leurs cœurs, qu’ils écoutaient leurs têtes, qu’ils reproduisaient les erreurs du passé. Moi, Marmat Tchalé, je peux voir tout cela car j’appartiens au Cercle céleste des griots, j’ai de votre histoire une perspective que vous ne soupçonnez pas, je suis celui qui vole d’un monde à l’autre de la Voie lactée par des raccourcis de temps, je vous demande de me croire, ô frères, je vous implore de me croire, je viens en ami, les mains tendues, empli de la joie des retrouvailles. »
Le griot marqua une pause sans cesser de jouer de son instrument. Kehion essuya machinalement les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Bien que trempé de sueur, il s’abstint de retirer sa veste : la décence interdisait aux hommes de se montrer en bras de chemise à la Cour. Il leva les yeux sur le balcon royal et discerna, ou crut discerner, un soupçon d’exaspération sur le visage fardé du souverain des Nues. Mais la chevelure exubérante de la reine, une femme qui gagnait en corpulence à mesure qu’elle avançait en âge, masquait en partie les traits du monarque, ainsi que la pénombre de la loge assombrie par les uniformes des angailleurs. Dans les rangées du parterre et les autres loges, en revanche, les spectateurs semblaient fascinés ou bouleversés par la prestation du griot. Les faces blafardes se découpaient comme des masques tragiques sur l’obscurité à peine effleurée par les lueurs des lustres suspendus.
Kehion essaya de repérer Loziah dans les travées les plus Proches. Il lui fut impossible de reconnaître la coiffure de son épouse dans la forêt de monuments capillaires enrubannés et torsadés. Elle avait passé plus de trois heures dans les mains de sa coiffeuse et choisi sa plus belle robe, taillée dans une seule pièce d’un tissu vert qui mettait en valeur la blancheur de sa peau. Kehion l’avait trouvée particulièrement séduisante et s’était montré fier de lui tenir le bras jusqu’à l’entrée de la salle. Il n’envisageait pas cependant de cesser ses relations avec Kaleh.
La soltane n’apaisait pas seulement ses tourments et ses sens, elle le plongeait dans un bain de félicité pure dont il sortait euphorique. Il refusait de prêter attention au murmure alarmiste qui lui annonçait la disparition définitive de la belle soltane.
«J’ai parlé aux générations qui vous ont précédés sur monde, oh, je leur ai parlé : déterrez les racines du rêve humain, apprenez les règles de votre planète, cessez de lui imposer les souvenirs des temps de malheur. Parce qu’après, oh, après, il sera trop tard, parce que le mouvement vous emportera, vous engloutira, parce que le temps deviendra votre ennemi le plus féroce, lui qui souhaite devenir votre ami le plus sincère. Moi Marmat Tchalé, je connais bien le temps, je voyage avec lui, il me confie ses secrets, et je sais, oh, je sais de quelles violences il est capable. J’ai vu, oui, j’ai vu ses terribles ravages chez ceux qui le repoussaient, ceux qui le refusaient. Souvenez-vous Maïron, le maudit, l’assassin condamné à errer dans le désert. Recueilli par les créatures des sables, il demeura avec elles pendant quarante ans. Les récits des oaseurs, colportés par les caravaniers, firent de lui un être de légende aux pouvoirs extraordinaires. Aussi, quand il décida de rendre visite à Sombak, le roi de Jezomine, celui-ci fut empli de terreur et ordonna à des milliers d’hommes d’ériger un rempart autour de la Cité des Nues. Voyez, frères de Jezomine, ce que la peur inspira au tout puissant souverain des Nues : un gigantesque rempart pour arrêter un seul homme. Il ne savait pas alors que Maïron, nourri de la sagesse des créatures du désert, venait à lui l’esprit en paix. Durant quarante jours, Maïron demeura devant la porte close du rempart, aussi nu qu’un nouveau-né, sans boire ni manger. Les gardes et les habitants de la cité se moquèrent de lui, lui lancèrent des pierres et des flèches, mais aucune ne l’atteignit. Le quarantième jour, il versa des larmes de sang et, à ses pieds poussa instantanément un arbre aux fleurs vives que connaissez sous le nom de maeronêtre, puis il s’en retourna dans le Mitwan d’où jamais il ne revint, emportant avec lui ses connaissances, ses secrets. Moi, Marmat Tchalé, j’ai parlé au Phalker, le successeur de Sombak, à ses conseillers et à ses courtisans : ces murs, ces remparts, c’est le refus du temps ! C’est le signe de notre puissance, m’ont-ils répondu, et une mesure de protection contre nos ennemis. Fous, vous ne pouvez à la fois proclamer votre puissance et votre peur, vous n’avez pas d’autre ennemi que vous-mêmes, vos cœurs sont devenus plus durs que les pierres brillantes du Mitwan, votre bouche ne crache plus que des insanités. Je les ai suppliés d’abattre ces remparts, et ils m’ont chassé à coups de pierres, voilà ce qu’elles ont fait, les générations qui vous ont précédés, elles ont essayé de me tuer à coups de pierres, tout comme Maïron, l’ancien assassin, le saint homme du Mitwan. Fous, vous ne voulez pas écouter d’autre voix que celle de l’orgueil, vous ne voulez pas comprendre que vos pensées et vos actes ont une conséquence sur le reste de l’univers. Se peut-il, frères de Jezomine, que vous ayez renié vos origines ? Se peut-il que vous vous croyiez seuls et abandonnés dans l’immensité cosmique ? Se peut-il que vous soyez épouvantés comme des enfants dans le cœur des nuits noires ? J’étais venu à vous avec un esprit de paix, des paroles de joie plein la bouche, et voici l’accueil que vous m’avez réservé, vous m’avez installé sur un piédestal, vous m’avez empêché de rencontrer mes frères... »
Kehion essuya ses larmes. Comme lui, ses confrères sanglotaient sans retenue, touchés par la tristesse infinie imprégnant la voix du griot. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé quand, après avoir laissé son épouse à l’entrée de la salle de spectacle, il était allé se soulager dans les latrines malodorantes et pratiquement hors d’usage situées dans les sous-sols du bâtiment. Bien qu’il n’y eût personne dans la pièce basse et sombre, il avait entendu des chuchotements, si clairs qu’il avait eu l’impression d’être mêlé à une conversation. Tout en déboutonnant sa braguette, il avait cherché à comprendre d’où tombaient ces voix. Il avait repéré sur l’un des murs la bouche d’un conduit qui avait servi jadis à laver les latrines à grande eau. Il avait reconstitué de mémoire les plans du palais et estimé que ces messes basses se tenaient dans l’atelier de maintenance de la salle de spectacle, là où les serviteurs commandaient les imposants mécanismes de circulation d’eau. Il avait à plusieurs reprises suspendu sa miction pour saisir les paroles des conjurés.
Car il s’agissait bien de conjurés qui projetaient d’assassiner quelqu’un cette nuit, une personnalité très importante à en croire leurs propos. L’arme choisie était une dague dont on enduirait la lame de guizarpael, un poison violent en vogue à la Cour. Les chuchotements s’étaient interrompus, et Kehion était resté un long moment dans les latrines en dépit de la puanteur, se demandant s’il devait prévenir les angailleurs, les serviteurs du dragon écarlate. La neutralité étant la sœur jumelle de la lâcheté, il avait pris la décision de se taire. Certains intriguaient déjà contre lui, il ne tenait pas à être embringué dans l’un de ces complots qui attiraient les foudres royales sur l’une ou l’autre faction. Et puis il n’aimait pas les angailleurs : ces spectres noirs occupaient une place prépondérante dans la vie des Nues, plus influents désormais que les conseillers religieux et les savants offïciels. Que des courtisans s’étripent entre eux, quelle importance ?
« Car vous saviez, oui, vous saviez que je paraîtrais dans le dôme, les capteurs célestes vous avaient annoncé mon passage et vous m’avez destiné une cage, frères de Jezomine, comme si j’étais votre oiseau siffleur, comme si ma parole vous était réservée, à vous qui vivez derrière ces murs, derrière ces remparts, oh, comme si j’étais votre oiseau siffleur. Vous m’avez empêché, moi, Marmat Tchalé, du Cercle céleste des griots, de donner le bonjour à votre peuple, de lui raconter son histoire. Trois jours de Jezomine, vous m’avez tenu captif dans votre dôme, vous m’avez enfermé dans une deuxième prison, plus grande et tout aussi terrible, la prison de vos remparts, sous la féroce de vos gens d’armes. Je suis venu à vous les mains ouvertes et le cœur joyeux, j’ai parcouru des distances inimaginables pour chanter devant vous l’immensité et la diversité de l’univers, oh, la beauté de l’univers, et vous m’avez accueilli dans des lieux fermés avec des mines fermées, avec des cœurs fermés. Ces remparts et ces murs sont les reflets de votre souffrance, frères. Au nom de quoi, au nom de qui vous êtes-vous arrogé le droit de me priver de votre peuple ? Au nom de quoi, au nom de qui vous êtes-vous arrogé le droit de priver votre peuple du Verbe céleste ? Je vous parle maintenant, je vous supplie de me croire, les premiers hommes et les premières femmes qui se posèrent sur cette planète ne voulaient pas rebâtir les murs et les remparts de leur ancien monde, non, ils aspiraient seulement à vivre en harmonie, ils avaient jeté les anciennes croyances et les idées de conquête, vous ne vous en souvenez pas, car des vides se sont creusés dans vos mémoires, mais je suis votre mémoire vivante, je suis la voix qui retentit d’un bout à l’autre de l’univers. J’entends maintenant les hommes et les femmes de ces temps pour vous très anciens, ils vous demandent par ma bouche d’abattre ces remparts, ils vous exhortent à chasser vos peurs et à redécouvrir la joie pure des cœurs simples, oh, la joie magnifique des cœurs simples. Je me souviens de Jez, la femme qui donna son nom à votre étoile, son cœur débordait d’amour, ses yeux exprimaient la sagesse, c’était une femme belle, bonne et forte. Elle vous contemple là-haut de son œil rouge et brillant, frères, elle souffre en silence quand elle voit ce que vous faites du monde qui porte son nom. Je vous raconterai son histoire quand j’aurai épuisé ma colère et mon chagrin. En vous retirant dans vos remparts, en vous coupant de votre peuple, c’est de vous-mêmes que vous vous retirez, c’est de vous-mêmes que vous vous coupez. Vous appelez cela la Cour du royaume, frères, moi, Marmat Tchalé, j’appelle cela une basse-cour, un rassemblement de parasites emplumés et stupides. Qu’apportez-vous à votre monde pendant que vos frères suent sang et eau dans les oasis ? Qu’apportez-vous à votre monde pendant que vos frères fabriquent vos maisons, vos vêtements , vos chaussures, vos draps, vos meubles, vos matelas, vos ustensiles et vos carrosses ?Je ne vois dans cette salle que du vide, des vides qui se creusent, je ne vois que vanité, corruption, intrigues, j’entends gronder le malheur, le dragon qui finira par vous dévorer comme il a dévoré l’ancien monde, car, croyez-moi, les griots se souviennent des temps avant les temps, et ravauder la trame est leur seul souci, leur seul bonheur. »
Les crocs de Qui-vient-du-bruit s’enfoncèrent dans la gorge du faiseur de bruit coiffé d’une haute touffe de poils dorés. La chair odorante ne lui offrit aucune résistance. Des soubresauts secouèrent la proie et un horrible bruit s’échappa de sa bouche, entrouverte. Ses poils dorés s’affaissèrent et se répandirent, comme des ruisseaux d’eau vive sur sa face, ses épaules et sa poitrine volumineuse. La surprise et l’horreur paralysèrent les autres hommes, qui se contentèrent de hurler et d’agiter leurs longues griffes à distance.
Arc-bouté sur ses jambes, Qui-vient-du-bruit rejeta la nuque en arrière et emporta dans sa gueule la moitié du cou de sa victime. Elle s’affaissa en se vidant de son flux de vie. Il recracha le morceau de chair pour choisir une deuxième proie. Malgré leur nombre, malgré leurs longues griffes, les autres hommes restaient pétrifiés par la peur et gardaient leurs capteurs à lumière tournés vers le corps agonisant de leur compagnon.
Qui-vient-du-bruit repéra une brèche étroite au milieu de la meute. Se rua dans le passage avec une telle vivacité que les plus proches de ses adversaires, saisis, s’écartèrent. Exploita ce recul pour traverser leurs rangs. L’un d’eux, plus valeureux que les autres, tenta de lui barrer le passage. Il esquiva sa longue griffe ; d’un bond et fila sans se retourner vers ce qui lui semblait être la sortie de la grotte.
Des claquements précipités retentirent derrière lui. Les faiseurs de bruit s’étaient ressaisis et lancés à sa poursuite, mais, même affaibli par la douleur au milieu de son ventre, il n’eut aucun mal à les semer dans les passages éclairés par des flammes ou des pierres lumineuses. Frappées d’effroi par son apparition, d’autres silhouettes croisées dans les grottes suivantes n’essayèrent même pas de se mettre en travers de son chemin. ?
Il courut un long moment avant d’apercevoir, au milieu d’un nid, une petite nappe d’eau dans un bassin surélevé. Il en but quelques gorgées pour chasser de sa gorge le goût du flux de vie, s’aspergea la face, se redressa et se tint à l’écoute des bruits : le vacarme de ses poursuivants s’était réduit à une rumeur sourde, moins perceptible encore que le raffut du petit être qui battait à l’intérieur de lui.
Il ne capta pas de forme alentour, ni agressive ni amicale, mais un chant à la fois lointain et proche.
Un chant envoûtant, bouleversant.
Il évoquait les grands cycles de la Création transmis par les enfants du Tout, les sons mystérieux qui emportaient vers d’autres réalités, vers d’autres mondes. Qui-vient-du-bruit n’en avait jamais entendu de semblable et, pourtant, il paraissait s’élever tout près de là, dans cette réalité, dans ce temps.
La rumeur de ses poursuivants enfla dans la semi-obscurité de l’habitation des hommes. Un hoquet faillit provoquer un nouveau rejet du trop-plein de nourriture. Il décida de partir à la recherche de la source du chant, comme il se serait mis en quête d’une nappe souterraine dans le cœur du Mitwan. Il se concentra pour en déterminer la direction et s’engagea dans l’un des nombreux passages qui partaient du nid.
« Ouvrez les portes de vos remparts, frères, je vous en supplie. Chaque fois que vous érigez des murs entre vos frères et vous, c’est l’univers que vous divisez, c’est la Création tout entière que vous maltraitez. Moi, Marmat Tchalé, en ai-je vu des civilisations tomber dans la poussière parce qu’elles avaient oublié l’essentiel, parce qu’elles s’étaient divisées ! Des vides se sont creusés dans vos mémoires, et vous avez oublié l’essentiel, vous vous êtes coupés de vos frères, vous vous êtes enfermés dans votre basse-cour, entre gens qui se prétendent du même monde, entre créatures emplumées et stupides. Vous vous croyez grands, vous êtes en réalité plus petits que le plus petit de vos frères, car le plus petit de vos frères sait encore la valeur de la simplicité, du partage et de la compassion, oh, la beauté du Partage et de la compassion. Une tête ne peut survivre séparée du corps, le corps ne peut vivre séparé de la tête, oui, séparez la tête du corps et vous condamnerez les deux à mort. Ouvrez les portes de vos remparts, allez vers vos frères, dites-leur que les temps sont venus de la réconciliation, de la réunion. »
Kehion se souvenait de ses conversations avec Kaleh la soltane. Selon elle, le mépris des courtisans envers les gens du peuple finirait par attirer la ruine sur le royaume des Nues. Il rétorquait que la Cour regroupait les élites du royaume, religieuse, scientifique, artistique, et qu’aucune société ne pouvait évoluer sans un soutien inconditionnel à ses élites. Mais, disait-elle, une société ne peut même pas survivre sans ses oaseurs sans ses caravaniers, ses tisserands, ses forgerons... Elle s’arrangeait pour avoir le dernier mot en capturant sa bouche et en le précipitant dans un gouffre de volupté, là où n’existaient ni principes ni barrières, simplement des sensations et des palpitations pures. Il ne pouvait plus se passer de Kaleh. Si elle avait disparu à jamais, si elle était... morte, alors sa propre existence se transformerait en une lente noyade dans un océan de nostalgie et d’ennui.
« Renoncez à vos privilèges, ils vous appauvrissent. Les privilèges sont les enfants de l’injustice. Renoncez à vos privilèges, vous enrichirez tous vos frères et vous vous enrichirez aussi, oh, la richesse du partage, oh, le bonheur inouï du partage. Renoncez à la souveraineté de votre Cour et retrouvez la souveraineté de votre cœur. Si vous tenez à faire de ce monde un royaume, alors que ce royaume soit une oasis de paix et de joie, un rayonnement de bonheur dans l’immensité de l’espace. Jetez vos couronnes aux pieds de vos frères, jetez vos rubans vos...
— Assez ! »
Tombé des cintres, le cri resta un long moment suspendu dans le silence stupéfait. Le griot avait cessé de jouer de son instrument et levé un regard interrogateur vers les lustres où les bougies se consumaient dans une odeur prononcée de cire chaude.
« Nous sommes les maîtres sur notre monde, nous n’avons pas de leçon à recevoir d’un vagabond de l’espace ! »
Machinalement, Kehion tenta de reconnaître la voix surgie d’un balcon plongé dans la pénombre. Masculine, sans aucun doute, mais déformée par une colère qui l’envoyait se percher dans les aigus. Aucune expression de peur ou d’indignation ne se lisait sur les traits du griot immobile, seulement de la tristesse dans ses yeux ronds. C’était pourtant la première fois dans l’histoire des Nues qu’un Jezomini osait interrompre le chant d’un visiteur céleste : aucun sacrilège de cette sorte n’était consigné dans les archives royales.
« Nous affirmons notre volonté de prendre notre destin en main, poursuivit la voix. Et ta mort, griot, est l’acte qui scellera notre décision. »
Kehion lança un regard vers la loge royale et la découvrit vidée de ses occupants. Des murmures soulignèrent l’apparition sur la scène d’un homme encagoulé, enroulé dans une cape, armé d’une dague à la lame fine et luisante. Le tout donnait une impression de ballet parfaitement orchestré.
La conversation qu’il avait surprise dans les latrines revint à la mémoire de Kehion. La personnalité condamnée était donc le griot céleste, l’homme qui avait traversé l’espace pour donner à Jezomine des nouvelles de la grande famille humaine éparpillée dans la Galaxie. Les conjurés avaient reçu le soutien, explicite ou non, du souverain des Nues et des grands courtisans, une hypothèse corroborée par le départ discret du couple royal et la passivité des officiers du corps des angailleurs. Une action de cette envergure n’aurait eu aucune chance de réussite sans le concours d’un réseau puissant de relations, un réseau dont ne faisaient partie ni Kehion Huggar ni, à en croire leurs bouilles ahuries, ses confrères de l’Académie. Les savants royaux avaient encore beaucoup à apprendre de cette science balbutiante qu’ils appelaient avec emphase la psykèmétrie. Les plus grands esprits des Nues, ou présentés comme tels, étaient tenus à l’écart des décisions qui mettaient en jeu l’avenir de la civilisation jezomini.
Ce constat remplit Kehion de colère et d’amertume, plus encore que la sentence prononcée contre le visiteur céleste.
Tandis que son bourreau s’approchait de lui, le griot ferma les yeux. Adressait-il une prière à la Chaldria ? Aux dieux de ses ancêtres ?
« Les tiens sauront désormais que toute ingérence dans les affaires de Jezomine est passible de mort. »
Kehion avait déjà entendu cette voix, mais il ne parvenait pas à lui associer un visage. Que retiendrait l’histoire de cette nuit ? La rumeur, sans doute, de la mort du griot entretenue par quelques indiscrétions. Jezomine s’isolerait du reste de l’univers, les grands courtisans pourraient s’étourdir en fêtes et intrigues sans qu’une voix tombée du ciel vienne de temps à autre les rappeler à leurs devoirs. Kehion se demanda pourquoi les conjurés avaient décidé d’exécuter le visiteur céleste sur la scène du théâtre royal plutôt que de l’éliminer en toute discrétion. La réponse se dessina aussitôt, lumineuse : si personne se levait maintenant pour manifester son désaccord, les courtisans et les représentants des oasis seraient liés par un pacte de culpabilité et de sang, ils appartiendraient tous à cette génération qui aurait sacrifié le griot sur l’autel des privilèges. Et lui, Kehion Huggar, révulsé par cette complicité forcée, ne trouvait pas le courage de s’interposer, il ne songeait qu’à préserver une existence déjà rongée par les remords et le mépris de soi-même.
Parvenu à deux pas du griot, l’exécuteur masqué leva la dague enduite de poison foudroyant. À cet instant, deux événements se déroulèrent simultanément sans qu’il fut possible à Kehion d’établir de corrélation entre eux. Une lumière vive éblouissante, inonda la scène, éclaboussa les loges et les balcons les plus proches. Elle semblait se focaliser sur le griot, ou plus exactement flotter au-dessus de lui comme une corolle inversée. Mais ce n’était pas son éclat qui avait entraîné le bourreau à reculer : une forme brune avait bondi sur la scène, lui avait agrippé le bras, le lui avait tordu jusqu’à ce que la dague lui échappe des mains, puis lui avait planté ses dents dans la gorge par-dessus l’étoffe de la cagoule.
Kehion reconnut l’enfant sauvage qu’il avait capturé dans le jvlitwan. Il n’eut pas le temps de se demander comment il avait pu s’évader de la cloche d’exposition, ni comment il s’était introduit dans le théâtre des Hauts-Dits ; il ne put que frémir de surprise et d’horreur lorsque les vertèbres du bourreau se brisèrent dans un craquement lugubre.
Un glapissement domina les murmures d’effroi qui montaient de l’assistance :
« Tuez-les tous les deux ! »
Des angailleurs surgirent des coulisses, d’autres dégringolèrent des balcons. Plus question de mise en scène désormais, l’urgence faisait voler en éclats les précautions, les apparences, les symboles. Kehion vit ou crut voir le griot saisir l’enfant sauvage par le poignet, puis, alors que les silhouettes noires des angailleurs se ruaient vers eux dans un fracas de bottes, un éclair aveuglant balaya la scène.
Après avoir reconduit son épouse à leur domicile, Kehion gagna le quartier des soltanes par le passage habituel. La maison de Kaleh étant toujours fermée, il s’assit sur les marches du perron et y demeura jusqu’à l’aube, perdu dans ses pensées. La lumière céleste avait sauvé le griot et le garçon sauvage des lames des angailleurs. Les conjurés n’avaient retrouvé sur la scène que le cadavre exsangue de l’exécuteur des hautes œuvres.
Selon les premières rumeurs, un groupe de courtisans avait été chargé d’exécuter le griot tandis qu’un second s’occupait d’assassiner le garçon sauvage. Pourquoi les comploteurs avaient-ils décidé de les tuer tous les deux ? Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre un visiteur céleste et un enfant qui avait grandi dans le cœur du Mitwan ?
Le garçon sauvage avait égorgé la cousine de la reine en personne, Lajah Sanjefoz – une perte qui ne suscitait aucune peine chez Kehion. Personne ne l’avait empêché de se faufiler dans le théâtre des Hauts-Dits et de voler au secours du griot, négligence qui coûterait leur tête à quelques gardes et angailleurs.
Kehion fixa d’un œil distrait sa perle d’obédience, ce symbole à la fois honorifique et humiliant de la condition courtisane. Il ne percerait jamais le mystère du fils de Kaleh, il ne connaîtrait jamais la vérité sur ce complot, il ne s’étourdirait plus jamais dans les bras de sa belle courtisane.
Sa vie serait dorénavant un fardeau trop lourd à porter.